Le divorce sauve des vies

L’argument peut paraître étonnant, et pourtant : une fois qu’un pays instaure le divorce dit unilatéral, on observe que les taux de suicide des femmes mariées diminue.

L’argument peut paraître étonnant, et pourtant : une fois qu’un pays instaure le divorce dit unilatéral, on observe que les taux de suicide des femmes mariées diminue.

Il n’a pas toujours été possible de divorcer. Par exemple, l’Irlande n’a autorisé le divorce qu’en 1995, quand Malte l’a légalisé en… 2011 !

Il existe plusieurs types de divorce. L’un des deux époux peut avoir l’exclusivité de la décision, souvent le mari. Inversement, le divorce unilatéral est la possibilité, pour un époux, de divorcer sans l’approbation de l’autre époux.

Dans les pays ayant instauré le divorce unilatéral, on observe que son introduction est corrélée à une diminution très nette du taux de suicide des femmes mariées.

Sur les graphiques qui suivent, l’introduction du divorce unilatéral est matérialisée par la droite verticale noire. La droite horizontale représente le niveau de suicide avant l’introduction du divorce unilatéral. Si la série va en-dessous de cette droite, cela dénote une diminution du taux de suicide. Chaque point représente une année.

https://twitter.com/rubenivangaalen/status/1023475652912209922

Pour quasiment toutes les classes d’âge, on observe une diminution du taux de suicide. Corrélation n’est pas causalité, mais vraisemblablement, l’introduction du divorce unilatéral change quelque chose. Quelle causalité pourrait se cacher derrière cette corrélation ?

Si l’on fait une interprétation basée sur les outils de la science économique, en considérant le suicide comme un choix[1], il est logique que le fait de permettre aux femmes de choisir librement de divorcer réduise le taux de suicide.

Imaginons une femme mariée à un homme avec lequel elle n’est pas heureuse. Elle veut « améliorer » son bien-être. Puisque son mal-être est causé par le mariage, la solution la plus évidente est de mettre fin au mariage. Mais s’il n’est pas possible de divorcer, ou si elle a besoin de l’autorisation de son mari pour divorcer mais que ce dernier refuse, mettre légalement fin au mariage n’est pas une solution envisageable. Aussi choquant que cela puisse paraître à première vue, il existe un point à partir duquel son malheur est tel que l’option de mourir par suicide devient la « moins mauvaise » des deux options à sa disposition – l’autre étant de continuer à rester mariée. C’est d’autant plus vrai si le mari est violent, ou si elle souffre de maladies dont on sait qu’elles sont corrélées à des taux de suicide élevés (comme la dépression).

En rendant le divorce unilatéral possible, c’est comme si on remettait dans l’équation une alternative (bien) moins coûteuse que le suicide pour s’échapper d’une situation malheureuse, voire dramatique. En termes relatifs, il devient moins intéressant de se suicider que de divorcer. Si cette explication est la bonne, c’est pour cette raison que moins de femmes se suicident. Je ne sais pas s’il est possible de faire une telle mesure, mais je ne serais pas étonné que les suicides évités concernent principalement les femmes dont le mari est violent, et les femmes ayant des risques de santé plus élevés de se suicider.

Je sais que cette manière d’expliquer des phénomènes aussi dramatiques que le suicide à base de théorie de la décision peut choquer, mais l’erreur est de voir dans cette explication autre chose qu’une… explication. Il n’y a pas de jugement de valeur derrière cette explication. À titre de comparaison, ça n’est pas parce que l’évolutionnisme de Darwin pose un problème moral à certains croyants que cela rend l’évolutionnisme faux, ou qu’il faudrait s’interdire de réfléchir avec des arguments évolutionnistes. Ici, c’est exactement la même chose. Réfuter cette possible explication avec des arguments moraux n’est pas une réfutation logiquement acceptable. J’ajoute que répondre à des arguments scientifiques par des arguments non-scientifiques est l’une caractéristique du négationnisme scientifique[2].

Certaines personnes ajoutent que le divorce unilatéral diminue également les meurtres de femmes par leurs maris, ce qui permet de dire que le divorce sauve d’autant plus de vies. On peut là aussi proposer une interprétation à base de théorie du choix : si un mari souhaite mettre fin à son mariage, il est moins coûteux de divorcer unilatéralement que de tuer sa femme.

Dans le cas présent, il me semble toutefois que la bonne explication se situe plutôt dans le fait que le divorce unilatéral permet aux femmes dont les maris sont violents de partir plus facilement, ce qui diminue mécaniquement la probabilité de mourir sous ses coups.

De nombreuses raisons font que la science économique me fascine, l’une d’elle est illustrée ici : lorsque la science économique permet de mettre en évidence des relations qu’il aurait été difficile d’identifier sans elle. On perçoit alors tout l’intérêt de recourir à la méthode scientifique pour étudier notre monde social, et de ne pas se limiter à des analyses journalistiques ou « superficielles » – qui ont leur intérêt, mais qui ne suffisent pas[3].

Pour plus de données sur le suicide dans le monde, vous pouvez consulter la page de Our World In Data dédiée à cette question. Il s’agit, comme toujours avec Our World In Data, d’une lecture des plus instructives.

  1. Je ne dis pas que le suicide est un choix. Je dis que l’on va faire comme si le suicide est un choix. J’ai bien conscience que les déterminants du suicide sont nombreux et variés, avec des considérations de nature sociale, médicale, psychologique et individuelle – entre autres.
  2. Attention à ne pas méprendre mon argument : je ne dis pas que l’explication que je propose ici est « vraie ». Je dis que pour la critiquer, il faut le faire avec des arguments scientifiques, pas moraux ni politiques.
  3. La science économique a d’ailleurs elle aussi besoin des ces analyses « superficielles ». J’ai en tête une logique de complémentarité (au moins partielle) entre les différentes analyses. Typiquement, lire les journaux peut permettre aux chercheurs d’identifier les questions de recherche pertinentes et/ou intéressantes pour la société.

Par Olivier Simard-Casanova

Économiste et doctorant en économie, je suis le fondateur de L'Économiste Sceptique.

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