Être rationnel pour un économiste

La science économique est parfois définie comme la science qui étudie le choix rationnel. Mais que signifie « être rationnel » pour un économiste ? Comme souvent dans les sciences, le sens scientifique et le sens courant ne coïncident pas vraiment.

La science économique est parfois définie comme la science qui étudie le choix rationnel. Mais que signifie « être rationnel » pour un économiste ? Comme souvent dans les sciences, le sens scientifique et le sens courant ne coïncident pas vraiment.

Le sens courant et le sens du jargon scientifique

Dans le langage courant, être rationnel signifie être capable de prendre des décisions de manière logique. Voici par exemple ce qu’en dit le Larousse :

  • Propre à la raison : Principes rationnels.
  • Qui est conforme à la raison, repose sur une bonne méthode : Organisation rationnelle du travail.
  • Qui paraît logique, raisonnable, conforme au bon sens ; qui raisonne avec justesse : Un esprit rationnel.

Cependant, lorsqu’il s’agit des économistes, « être rationnel » prend chez eux un sens différent. Pour un économiste, être rationnel signifie être utiliser les ressources à sa disposition pour atteindre ses objectifs.

L’intuition est la suivante : nous avons tous des choses que nous aimons (passer du temps avec nos amis, posséder le dernier iPhone, aller en voyage, etc.), et des choses que nous n’aimons pas (les brocolis, aller chez le dentiste, faire un effort, etc.). Dans un monde idéal, nous aurions à l’infini des choses que nous aimons, et zéro des choses que nous n’aimons pas. Le problème est que dans le monde réel, nous faisons face à des contraintes qui nous empêchent d’atteindre cet état « idéal » : nous n’avons pas tout le temps que nous voulons pour être avec nos amis, pas toujours l’argent pour acheter le dernier iPhone, l’obligation de fournir un effort si l’on ne veut pas être licencié de son travail, etc. Cela signifie qu’on essaiera d’avoir le plus des choses qu’on aime, le moins des choses que l’on n’aime pas, compte tenu des contraintes auxquelles on fait face.

Une traduction mathématique

On peut traduire mathématiquement cette intuition – c’est d’ailleurs avec les mathématiques que les économistes produisent une grande partie de leur science. Disons que \mathbf{X} est la « liste » de toutes ces choses que l’on peut aimer, ne pas aimer ou être indifférent. Dans le détail,

\mathbf{X} = \lbrace x_1, x_2, \ldots, x_n \rbrace,

avec par exemple x_1 est le fait de passer du temps avec ses amis, x_2 est de posséder le dernier iPhone, etc.

Il y a n éléments dans \mathbf{X}, qui peut donc être potentiellement très grand. Selon la question de recherche que l’on se pose, on mettra plus ou moins de choses dedans – n sera plus ou moins grand. Mathématiquement, \mathbf{X} peut être vu comme un vecteur.

On peut également « classer » les différents éléments comme on le souhaite, par exemple rien n’oblige à ce que x_1 soit « passer du temps avec ses amis », ça peut être n’importe quoi d’autre.

Chacun d’entre nous va avoir une relation différente à tous ces x : chacun va plus ou moins aimer (ou ne pas aimer) passer du temps avec ses amis, avoir le dernier iPhone, aller en voyage, les brocolis, etc. \mathbf{X} est une sorte de liste « globale », qu’il faut « appliquer » aux, ou « traduire » en, cas individuels. On passe par une fonction mathématique, que l’on appelle fonction d’utilité et que l’on note

U_i \left( x_1, x_2, \ldots, x_n \right).

Cette fonction d’utilité peut être comprise comme une sorte de fonction « de bonheur », en ce sens qu’elle exprime mathématiquement les choses qui rendent l’individu i heureux (grâce aux choses qu’il aime) et les choses qui rendent l’individu i malheureux (du fait des choses qu’il n’aime pas).

Cette fonction d’utilité est individuelle – c’est pour ça qu’il y a le petit i : si l’on étudie un groupe de (par exemple) dix personnes, ce i ira de 1 à 10, et il y aura dix fonctions d’utilité différentes. La manière dont on aime (ou pas) les éléments de \mathbf{X} est ce qu’on appelle les préférences.

Cette diversité de U_i \left( . \right) peut être interprétée comme une manière de représenter mathématiquement l’idée qu’il n’y a pas une manière unique d’être heureux, que chacune et chacun a sa propre « recette » du bonheur.

À noter que les économistes ne s’intéressent pas à l’origine des préférences, ils considèrent plus modestement qu’elles existent et qu’il faut les prendre comme des données.

Un monde de contraintes

J’expliquais plus haut que si l’on vivait dans un monde idéal, il n’y aurait pas de contraintes sur ce que l’on peut avoir, ou éviter d’avoir. Mathématiquement, cela équivaut à maximiser la fonction U_i \left( . \right), c’est-à-dire chercher à atteindre sa valeur la plus élevée :

\max_{x_1, x_2, \ldots, x_n} U_i \left( x_1, x_2, \ldots, x_n \right).

Si l’on fait ce calcul, que l’on appelle une maximisation, le résultat est que l’on aura une infinité des choses que l’on aime, et zéro des choses que l’on n’aime pas.

Dans la réalité, les choses ne se passent pas comme ça : on n’a pas toujours ce que l’on veut, et parfois on est obligé de faire avec des choses qui nous déplaisent – comme être dans les embouteillages, travailler avec des collègues pénibles, manger les brocolis de la cantine, etc. Ceci est dû au fait que nous faisons face à des contraintes. Par exemple, je peux adorer le dernier iPhone, mais si je n’ai pas assez d’argent sur mon compte en banque, impossible de l’acheter. Ou je peux vouloir éviter l’heure de pointe dans les transports (en commun ou routiers), mais si j’ai à me déplacer pile au moment de l’heure de pointe, je n’aurais pas le choix. Ces contraintes nous empêchent de maximiser notre U_i \left( .\right) à l’infini.

La contrainte la plus simple est probablement la contrainte de budget : j’ai une certaine quantité de ressources R, et mes dépenses D de cette ressource ne peuvent pas dépasser la quantité que j’ai à ma disposition. En d’autres termes, R \geq D. La ressource peut être de l’argent, du temps, de l’énergie, de l’attention…

Mathématiquement, cela équivaut à maximiser U_i \left( . \right) sous un certain nombre de contraintes (ici, une seule, mais on peut en mettre autant que l’on souhaite) :

\max_{x_1, x_2, \ldots, x_n} U_i \left( x_1, x_2, \ldots, x_n \right) \text{s.l.c. } B \geq D

(\text{s.l.c. } signifie « sous la contrainte ».)

Pour un économiste, être rationnel signifie prendre sa décision après avoir résolu cette maximisation sous contrainte.

Après avoir fait le calcul, on aura des valeurs de x_1^{\ast}, x_2^{\ast}, etc. pour chaque individu i – remarquez l’astérisque \ast, qui indique que les valeurs des x sont les « vraies » valeurs, celles qui seront choisies compte tenu des contraintes auxquelles l’on fait face. Ces valeurs nous disent si la personne i va choisir, par exemple, de passer du temps avec ses amis (et si oui combien de temps), d’acheter l’iPhone de dernière génération, combien d’effort elle va fournir, etc.

Un exemple

Nous avions dit plus tôt que x_2 est le fait de posséder le dernier iPhone. Moi, j’aime les produits Apple, et j’ai envie d’avoir le dernier iPhone. A priori, mon x_2^{\ast} sera égal à 1 (avoir un seul iPhone me suffit !). Sauf qu’en ce moment, je n’ai pas assez d’argent pour me l’acheter. Même si j’aime bien les iPhone, mon x_2^{\ast} est actuellement égal à 0, car je n’ai pas les moyens de me le payer. En d’autres termes, ma décision compte tenu de mes préférences et de mes contraintes est de ne pas acheter l’iPhone de dernière génération. Si, par contre, demain je gagne au Loto, alors mon x_2^{\ast} va devenir égal à 1. Dans ce cas, j’achèterai le dernier iPhone. Inversement, peut-être n’aimez vous pas les produits Apple. Dans ce cas, même si vous avez les moyens de vous acheter le dernier iPhone, donc si aucune contrainte de budget ne pèse sur votre décision, votre x_2^{\ast} sera toujours égal à 0 : vous n’acheterez jamais le dernier iPhone, parce que ça ne vous intéresse pas de le posséder même si vous avez assez d’argent sur votre compte en banque.

On peut appliquer un raisonnement similaire sur le temps passé avec nos amis ou notre famille, sur l’effort que nous fournissons au travail, la quantité de brocolis qu’on va acheter (zéro pour ma part…), etc. En fait, dès lors que l’on prend une décision quelconque, on peut la traduire avec une maximisation sous contrainte telle celle que je viens d’écrire.

Une confusion que j’observe souvent est que les économistes ne seraient capables d’étudier que les choses matérielles, ou l’argent. C’est faux ! On voit bien que les x peuvent représenter des activités non-économiques, immatérielles, etc., et que les contraintes peuvent elles aussi porter sur des dimensions non-monétaires (comme le temps à notre disposition, notre attention, etc.).

En d’autres termes, si la science économique est la science qui étudie le choix rationnel (ce que je crois), il ne faut pas restreindre ce dernier aux seuls choix « économiques ». C’est pour cette raison que la science économique peut étudier la criminalité, l’activité politique des parlementaires, l’environnement ou encore les élections.

L’intuition derrière ce calcul mathématique est que l’on cherche à utiliser les ressources à notre disposition pour avoir le plus des choses que l’on aime, le moins des choses que l’on n’aime pas, le tout compte tenu des contraintes auxquelles on est confronté. Et comme les préférences sont personnelles, on prendra chacun des décisions différentes.

Mais je ne prends pas mes décisions comme ça, moi…

Maintenant que vous savez à quoi correspond la rationalité pour un économiste, vous vous dites probablement : c’est n’importe quoi ! Personne ne prend jamais une décision après avoir fait un calcul aussi alambiqué. Et vous auriez parfaitement raison.

Ce programme de maximisation sous contrainte, qui est en réalité un modèle, n’a pas vocation à être réaliste : comme tout modèle, il s’agit d’une simplification de la réalité. Son objectif n’est pas ontologique, c’est-à-dire qu’il n’est pas conçu pour décrire les « vrais » mécanismes à l’œuvre. Son objectif est de représenter, en les simplifiant, nos prises de décision, dans l’espoir que les prédictions qui seront faites en les représentant ainsi correspondent aux observations empiriques.

Les modèles sont des cartes

En d’autres termes, ce modèle ne doit pas être jugé au réalisme de ses hypothèses, car par définition, tous les modèles sont faux. Il doit être jugé à sa capacité à faire des prédictions, c’est-à-dire à sa capacité à nous aider à y voir plus clair sur la manière dont fonctionnent les humains en société.

Il faut en outre ajouter que dans les sciences humaines et sociales, on modélise des comportements « moyens », des tendances : il faut donc bien se garder de vouloir réfuter un modèle avec un contre-exemple, car un modèle qui essaie d’expliquer une tendance accepte sans peine que certaines observations soient en dehors de la tendance. On peut même aller plus loin : l’intérêt de ce modèle n’est pas de savoir s’il modélise correctement les comportements de telle ou telle personne. L’intérêt de ce modèle est de savoir s’il modélise correctement le comportement moyen. Et il se peut tout à fait que le comportement moyen ne représente, en réalité, le comportement d’aucun individu en particulier.

Il me semble qu’aujourd’hui, peu d’économistes défendent l’idée que la maximisation sous contrainte décrive la réalité des décisions. On peut voir ce modèle comme une sorte de métaphore – probablement comme tous les modèles, d’ailleurs. En outre, et pour revenir sur le sens courant de « rationnel », ce modèle est compatible avec le fait de souffrir de nombreux biais cognitifs, ou d’être rendu aveugle par ses émotions. Attention, donc, à ne pas « réfuter » trop vite la rationalité utilisée par les économistes, ce qui est une erreur que l’on rencontre d’ailleurs très souvent dans certains cercles prétenduement « critiques »1Critiquer, oui, mais prenons le temps de bien comprendre ce que l’on prétend critiquer..

Cela étant, je ne dis pas non plus que ce modèle est parfait, et qu’il ne faut pas en utiliser d’autres. Déjà, mathématiquement il n’est pas utilisable partout (il est par exemple difficile à traduire dans les simulations multi-agents). Surtout, on peut vouloir modéliser le comportement « moyen » en mettant l’accent sur d’autres dimensions que l’optimisation des ressources à notre disposition. Oui, les humains ont des comportements d’optimisation, mais oui aussi, les humains ont d’autres types de comportement. C’est pour cette raison qu’il existe d’autres formes de rationalité, que l’on regroupe sous le terme de « rationalité limitée », et que ces rationalités alternatives sont largement utilisées en parallèle de la rationalité optimisatrice classique. Les sciences sont comme des boîtes à outils, et plus il y a d’outils différents, plus nombreux sont les phénomènes que l’on peut étudier.

Pour résumer et conclure cet article déjà long, au-delà de l’aspect mathématique de la rationalité (optimisatrice), s’il y avait une chose à retenir est que pour un économiste, être rationnel signifie utiliser ses resources pour atteindre ses objectifs. Ni plus, ni moins !

Par Olivier Simard-Casanova

Économiste et doctorant en économie, je suis le fondateur de L'Économiste Sceptique.

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