L’engagement politique des chercheurs distort leurs résultats – mais est-ce si grave ?

La recherche scientifique n’a de sens qu’à condition que les convictions personnelles des chercheurs n’influencent pas leurs résultats. Qu’en est-il en économie ?

La recherche scientifique n’a de sens qu’à condition que les convictions personnelles des chercheurs n’influencent pas leurs résultats. Qu’en est-il en économie ?

Dans un précédent article, j’avais expliqué comment la science économique régule l’influence de l’idéologie des chercheurs sur les résultats de recherche :

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Cet article présentait les principes sur lesquels la science économique, en tant qu’œuvre collective, régule l’influence de l’idéologie. J’avais conclu en disant qu’il faudrait avoir des données, c’est-à-dire vérifier empiriquement si ces régulations fonctionnent, voire sont nécessaires en premier lieu.

[zotpressInText item= »{PZ6C9ZWF} »] ont réalisé un travail (non publié à ce jour, à prendre avec un peu de recul donc) d’investigation empirique où ils identifient si les chercheurs en économie engagés politiquement ont des résultats de recherche qui coïncident avec leurs opinions politiques. À votre avis, qu’ont-ils trouvé ?

L’article est à la fois long et dense, je vais donc me contenter de présenter le résultat qui me paraît le plus important. Si vous voulez les détails méthodologiques, vous pouvez vous réferer à l’article, ou à la version plus courte [zotpressInText item= »{LTQMI3UI} »] rédigée pour un public d’informaticiens.

Un moment important de la démarche scientifique est la validation empirique des modèles théoriques : lorsque plusieurs théories incompatibles sont en concurrence pour expliquer un même phénomène, ce sont les données qui permettent de trancher. L’économie n’échappe pas à cette démarche de validation.

Toutefois, une difficulté des sciences humaines et sociales (SHS) est que la mesure y est parfois compliquée. Par exemple : comment mesure-t-on « l’idéologie » ? Si on se contentait d’une vision « gauche-droite » vue comme une ligne [-1;1] (ce qui est déjà en soi une simplification contestable), est-ce que quelqu’un qui est à gauche sur les sujets économiques et à droite sur les sujets sociétaux, donc à 0 sur la ligne, est vraiment similaire à quelqu’un qui est à droite sur les sujets économiques et à gauche sur les sujets sociétaux, donc aussi à 0 sur la ligne ? Comment mesurer l’idéologie d’une personne qui pense défendre des valeurs de gauche, alors qu’il s’agit « objectivement » de valeurs de droite, et inversement ? C’est quoi, d’ailleurs, une valeur « de droite » et une valeur « de gauche » ?

Il est bien évidemment possible de mesurer des choses en SHS, mais il faut toujours garder en tête l’imprécision de ce qu’on mesure, à la fois pour ne pas sur-interpréter les résultats, et pour essayer de trouver des parades à ces imprécisions.

La conséquence de ces imprécisions de mesure est qu’il est parfois délicat de trancher empiriquement certaines théories. Zubin Jelveh, Bruce Kogut et Suresh Naidu se demandent si certains chercheurs en économie empirique ont tendance à valider les modèles qui vont dans le sens de leur idéologie – et la réponse est oui. Il me semble que c’est un résultat important, mais il faut également faire attention à ne pas le sur-interpréter.

La méthodologie de l’article est originale, en tout cas pour un travail en science économique, car elle fait appel à du machine learning. Elle a consisté en l’élaboration d’une base de données de chercheurs exerçant aux États-Unis et ayant participé à des activités politiques « coûteuses » (dons d’au moins 200$ à des partis et signature de pétitions publiques, où le coût est réputationel) donc susceptibles de révéler leurs « vraies » préférences politiques1Les économistes se méfient des préférences dites « déclarées », lorsque l’on demande aux gens « aimez-vous ceci ou cela ? », ici « êtes-vous de gauche ou de droite ? ». La raison de cette méfiance est qu’il est peu coûteux de faire de fausses déclarations. Lorsque les actions sont au contraire coûteuses, on peut penser qu’elles rèvelent des informations fiables sur ce qu’aime, et n’aime pas, l’individu.. Une seconde base contenant leur production scientifique est traitée à l’aide d’un algorithme de machine learning, l’objectif étant d’identifier des corrélations entre l’idéologie politique et des biais dans les articles et documents de travail publiés.

Après étude, les chercheurs sont en mesure de confirmer qu’il existe une corrélation entre les modèles validés par les chercheurs en économie empirique et leur idéologie politique. Si ce résultat était confirmé par d’autres recherches, ça serait catastrophique pour une partie de la discipline. Ou pas ?

En réalité, il faut être prudent car l’article met en évidence une corrélation entre engagement politique et résultats scientifiques. Il ne permet pas de dire que c’est l’idéologie politique qui cause les résultats scientifiques – cette hypothèse reste envisageable, mais en l’état on ne sait pas trancher2La taille de l’échantillon est également faible, ce qui réduit la fiabilité des résultats..

Plus spécifiquement, il existe une grande variété d’outils statistiques pour mener des validations empiriques, et ces outils aboutissent parfois à des résultats différents. D’après les auteurs (et je souscris à cette explication), il est plus probable que les chercheurs d’un bord politique utilisent la méthodologie la plus encline à conforter leur idéologie, consciemment ou non d’ailleurs. Ce qui n’est pas une preuve du manque de rigueur des chercheurs en question : on peut n’utiliser qu’une seule méthodologie, par ailleurs parfaitement valable, qui aurait tendance (par hasard) à produire un certain type de résultats, et pour autant faire un travail parfaitement rigoureux d’un point de vue scientifique.

À titre personnel je trouve également cet article intéressant car il utilise une technique de machine learning, technique encore peu utilisée par les économistes. Nous en parlons à la fin de l’épisode 6 du podcast avec Benjamin Monnery (au cours des cinq dernières minutes) :

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Ces résultats démontrent, me semble-t-il, le besoin des méta-analyses en économie, exercice encore trop rare. Ces méta-analyses permettent de pondérer les éventuels biais (idéologiques, théoriques, méthodologiques, etc.) et d’identifier l’état réel de la littérature scientifique sur un sujet donné. Trop souvent, la discipline se contente de valider ou réfuter une théorie sur la base d’un seul article. Ça n’est pas suffisant, car comme le montre cet article une publication isolée peut souffrir de biais qui peuvent éclipser une partie de la réalité statistique.

Ces résultats appelent également à d’autres recherches, car il convient de valider proprement l’explication selon laquelle l’idéologie agit comme une trieuse entre différentes méthodologies concurrentes.

On voit, en tout cas, qu’appréhender rigoureusement la question de l’influence de l’idéologie d’un chercheur en économie sur ses travaux est loin, très loin des « évidences » défendues par certains, qui voient en la science économique un vaste discours idéologique néo/méga/giga/ultra/libéral.

Image de couverture : Hôtel du Parlement du Québec, Wikimedia

Par Olivier Simard-Casanova

Économiste et doctorant en économie, je suis le fondateur de L'Économiste Sceptique.

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Bonjour, c'est Olivier – alias L'Économiste Sceptique 🙂

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