Le coût dramatique en emploi des droits de douane de Donald Trump

Pour qui veut augmenter croissance et emploi, suivre une politique protectionniste n’est jamais une bonne idée. Dernier exemple en date : Donald Trump aux États-Unis.

Pour qui veut augmenter croissance et emploi, suivre une politique protectionniste n’est jamais une bonne idée. Dernier exemple en date : Donald Trump aux États-Unis.

Pour rappel, Donald Trump a décidé d’implémenter des droits de douane sur les importations d’acier et d’aluminium. Dans un précédent article, j’avais expliqué qu’une première étude suggérait qu’en cas de riposte des partenaires commerciaux des américains, ces droits de douane pourraient coûter 15 milliards de dollars par an à l’économie américaine :

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Aujourd’hui, je vous propose une seconde estimation, cette fois-ci de l’effet sur l’emploi de cette politique protectionniste.

Si les partenaires commerciaux ne ripostent pas

L’étude de [zotpressInText item= »{YQDNUHYA} »] a été produite par l’entreprise de consulting The Trade Partnership. Je ne connais pas cette entreprise, mais l’un des deux auteurs du rapport, Joseph Francois, est 1) professeur à l’Université de Berne 2) classé 573ème meilleur économiste au monde sur RePeC, ce qui le place dans le top 10%. Même s’il ne s’agit pas d’une publication scientifique, j’ai le sentiment que le rapport est crédible. En tout cas, il me semble qu’il mérite d’être discuté – avec les précautions d’usage pour un travail non-publié.

En utilisant le même modèle d’équilibre général calculable que celui utilisé par le Commerce Department américain (rapport du Commerce Department [backup], modèle utilisé [backup]), qui a estimé que les droits de douane allaient augmenter l’utilisation des capacités de production de l’industrie de l’acier et de l’aluminium américain à 80%, ils simulent l’effet sur l’emploi net. C’est-à-dire en prenant en compte à la fois les emplois créés et les emplois détruits par ces droits de douane.

Leur résultat est sans appel : pour un emploi créé, principalement dans l’industrie de l’acier et de l’aluminium, l’économie américaine perdrait cinq emplois, dans d’autres secteurs. 33.000 emplois seraient créés, alors que 180.000 seraient détruits. L’effet total de la mesure sur l’emploi est (sans grande surprise) très négatif.

Voici les variations d’emploi nettes dans les quatre principaux secteurs d’activité :

Si l’on rentre dans les détails, voici pour les différentes branches industrielles :

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Et les résultats équivalents pour les branches dans les services :

[table id=7 /]

La construction et le commerce seraient (notamment) fortement touchés.

Cette estimation dramatique l’est d’autant plus que l’effet calculé est sans riposte des partenaires commerciaux – on peut donc s’attendre à ce que le coût en emploi soit encore plus élevé dans ce cas. Mais on peut déjà s’interroger : pourquoi y a-t-il des destructions d’emplois dans de nombreux secteurs alors que personne ne riposte ?

La réponse n’est pas des plus évidentes, mais je vais tenter de l’expliquer : comme les prix de l’acier et de l’aluminium importés vont soudainement augmenter de +25% et +10%, c’est comme si cette augmentation de prix était une onde de choc qui se réverbère dans toute l’économie – entraînant avec elle de nombreux effets négatifs. Par exemple : les entreprises qui utilisent ces matières premières vont devoir augmenter leurs prix pour compenser leur hausse des coûts. Pour les consommateurs, cela veut dire un pouvoir d’achat réduit – ils achèteront donc moins d’autres produits. Or, si ces produits (ou services) qu’ils ne peuvent plus acheter sont produits sur le sol américain (ce qui est fort probable), cette réduction du pouvoir d’achat sera accompagnée d’une perte de chiffre d’affaires pour ces entreprises tierces.

Certaines de ces entreprises dont le chiffre d’affaire va baisser vont devoir licencier, voire même carrément fermer si elles étaient à la limite de la rentabilité1On peut se dire, à raison, que cela concernera peu d’entreprises. Mais « peu d’entreprises » sur un total d’environ 6 millions, ça commence à faire beaucoup…. Ces salariés ayant perdu leur emploi vont alors eux aussi souffrir d’une baisse de pouvoir d’achat, qui aura les mêmes « effets induits » que la baisse de pouvoir d’achat liée à l’augmentation des produits utilisant acier et/ou aluminimum. Et ainsi de suite2À plus long terme, un manque de concurrence va faire augmenter les prix des producteurs américains d’acier et d’aluminimum, et faire baisser la qualité de leurs produits. Ce qui aura, là aussi, des effets négatifs sur l’économie américaine toute entière..

C’est un peu comme si on lançait un caillou dans un étang, et que chaque vague produite générait à chaque fois une nouvelle vague un peu plus petite : il faudra du temps pour disperser toute l’énergie du tout premier lancer de caillou.

Quant aux entreprises qui utilisent directement acier et/ou aluminimum, pour diverses raisons il n’est pas toujours possible d’augmenter les prix. Là aussi, pour certaines d’entre elles il faudra soit licencier, soit fermer, pour compenser la hausse des coûts. Avec, encore une fois, les mêmes effets négatifs liés au pouvoir d’achat des anciens salariés. Et j’oublie probablement d’autres effets – comme le renchérissement à l’export des produits américains utilisant acier et/ou aluminimum, d’où une perte de parts de marché à l’étranger avec, là aussi, des effets négatifs sur l’emploi. Et ainsi de suite.

Dans ce scénario « simple », le coût en emploi est déjà très fort. Or, l’Union Européenne a déjà annoncé qu’elle répondrait par des augmentations de droits de douane sur les produits américains si la politique protectionniste était appliquée aux États-Unis. Dans cette hypothèse, le coût en emploi explose littéralement.

Si les partenaires commerciaux ripostent

Ce second scénario a été simulée par [zotpressInText item= »{YM2VADJM} »], dans une étude qui est la suite directe de la première. Son intérêt est d’utiliser le même modèle et les mêmes données : ses résultats sont facilement comparables avec ceux de la simulation sans riposte des partenaires commerciaux.

Si vous trouviez que le coût en emploi sans riposte était déjà énorme, cette fois-ci, pour un emploi créé, l’économie américaine en perdrait… dix huit ! 26.000 emplois sont créés dans les secteurs ciblés, et… 495.000 sont détruits dans les autres.

Dans le graphique suivant, on voit que le secteur des services paie très cher cette politique protectionniste.

Voici le détail pour les différents secteurs industriels :

[table id=6 /]

Et pareil, pour les services :

[table id=8 /]

Le ratio entre le nombre d’emplois créés et le nombre d’emplois détruits se dégrade à la fois parce qu’il y a moins d’emplois créés, et plus d’emplois détruits. Pourquoi cela ?

Tout d’abord, politiquement, les partenaires commerciaux ont intérêt à faire échouer la création d’emploi dans le secteur visé – acier et aluminimum. L’idée est qu’en réduisant le nombre d’emplois créés dans ce secteur, le gain politique à mettre en place ces droits de douane sera réduit. Un bon moyen, peuvent-ils espérer, de convaincre Donald Trump de renoncer. Ils ont donc intérêt à cibler les mêmes secteurs que ceux devant bénéficier des droits de douane.

Toutefois, ça n’est pas tout. Les partenaires commerciaux qui riposent peuvent décider de cibler d’autres secteurs d’activité. L’Union Européenne a par exemple annoncé qu’elle comptait frapper certains produits alimentaires et les Harley Davidson ; on voit que ces secteurs souffrent nettement plus qu’en l’absence de ripostes. L’idée est, là aussi, de frapper des secteurs médiatiques ou sensibles, pour rendre les destructions d’emplois très visibles.

De manière générale, tous les pays qui ripostent ont intérêt à frapper là où ça fera le plus mal, pour convaincre les États-Unis de ne pas se lancer dans une politique protectionniste. Et vu les résultats de la simulation, on peut se dire qu’ils savent ce qu’ils font3La simulation a été réalisée à partir des ripostes annoncées.

L’effet de la riposte sur l’économie passe par des canaux similaires à ceux présentés plus haut. La différence est que dans ce second scénario (qui paraît le plus probable), la réverbération sera d’autant plus forte que le choc de la hausse des prix dans l’acier et l’aluminimum sera accompagné d’un second choc – celui de la riposte. C’est comme si, au lieu de lancer un caillou dont les vagues engendrent de nouvelles vagues dans un étang, vous lanciez un bloc de béton de deux tonnes dont les vagues engendrent elles aussi de nouvelles vagues…

Comme pour l’estimation du coût en richesse de la politique protectionniste, ce qui compte avec cette simulation n’est pas tant la précision millimétrique des estimations, que les ordres de grandeur. Puisque les détails du modèle utilisé pour faire ces estimations ne sont pas connus, rien ne dit que ses auteurs n’en n’ont pas exagéré les effets pour s’attirer une publicité bon marché4Pour être honnête, j’ai le sentiment que les estimations sont vraiment élevées. Mais n’étant pas un spécialiste du commerce international, je ne saurais dire si mon sentiment est fondé ou non..

Cela étant, même avec ce risque de sur-estimation en tête, passer de « un emploi créé pour dix huit emplois détruits » à une situation de création nette d’emplois me paraît complètement irréaliste. C’est un peu comme avec le Brexit : la question n’est pas tant de savoir si effet négatif il y aura, mais dans quelle mesure il sera négatif…

Cette situation des droits de douane américain est d’ailleurs emblématique du rapport à la science quelque peu problématique de certaines idéologies : si vos résultats scientifiques contredisent mes idées, c’est parce que vos résultats sont idéologiques. Sauf que… non. Les effets du Brexit commencent vraisemblablement déjà à se faire sentir alors même que le Royaume-Uni n’a pas encore quitté l’Union Européenne ! Je rappelle qu’à l’époque, une partie du camp des partisans du Brexit moquait les « experts » pour leurs prédictions cauchemardesques. Le problème est que ces mêmes prédictions se réalisent, les unes après les autres… Le commerce international, qui explique aussi bien les effets du Brexit que ceux de la politique protectioniste de Donald Trump, est l’un des phénomènes les mieux connus des économistes.

Il est un adage célèbre qui dit que les économistes sont le moins audibles sur les sujets où ils sont en consensus, et plus audibles sur les sujets où ils sont en controverse. J’ai le sentiment qu’on en voit une illustration parfaite ici…

Pierre Cahuc et André Zylberberg ont été très fortement critiqués pour Le Négationnisme économique, un ouvrage où ils essaient de contrer, avec leurs mots, des discours et attitudes obscurantistes vis-à-vis de la science économique. Certes, une partie de leur propos est bancal (notamment l’argument selon lequel la science économique serait devenue « pleinement expérimentale »), mais le constat de fond, et la démarche globale, sont justes et méritent d’être approfondis.

Si une société est prête, en conscience, à sacrifier dix huit emplois pour en sauver un dans le secteur de l’acier et de l’aluminimum, ma foi, qu’il en soit ainsi. Mais lorsque certains dirigeants font fi de travaux scientifiques nombreux, sérieux, et concordants parce que leurs résultats gênent leur discours idéologique, ça n’est plus la démocratie qui s’exprime, mais le danger du négationnisme scientifique qui plâne. Comme pour les vaccins ou la rotondité de la Terre ailleurs, l’économie n’est malheureusement pas épargnée par ces attitudes relativistes des plus pernicieuses.

Image d’illustration : AP Photo/Dave Martin

Par Olivier Simard-Casanova

Économiste et doctorant en économie, je suis le fondateur de L'Économiste Sceptique.

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