Travailler dans une entreprise éthique peut rendre moins éthique

Les entreprises respectent de plus en plus un certain nombre de règles éthiques, que l’on regroupe sous le terme de Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Toutefois, dans certaines conditions il se pourrait que le respect de ces règles éthiques par les entreprises conduisent une partie des employés à se comporter de manière moins éthique.

Les entreprises respectent de plus en plus un certain nombre de règles éthiques, que l’on regroupe sous le terme de Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Toutefois, dans certaines conditions il se pourrait que le respect de ces règles éthiques par les entreprises conduisent une partie des employés à se comporter de manière moins éthique.

L’impact de la RSE sur les performances des entreprises est un sujet bien documenté par la science économique : elle augmente les profits en attirant davantage de consommateurs prêts à payer plus cher pour un produit « éthique », et elle conduit en général les travailleurs à travailler davantage – dans une logique de don-contre don : lorsqu’une personne ou une institution fait un acte perçu comme désintéressé envers quelqu’un, la plupart des gens répondent par un acte également perçu comme désintéressé.

Toutefois, la psychologie sociale a mis en évidence l’existence d’un effet dit de compensation morale : lorsqu’une personne se conduit de manière éthique, il arrive qu’elle se conduise ensuite de manière non-éthique en se disant que sa première action éthique lui « donne le droit » de ne pas se comporter de manière éthique la seconde fois. Appliqué au cas de la RSE, l’effet de compensation morale pourrait donc contre-carrer l’effet du don-contre don, et réduire la productivité des travailleurs. Mais dans quelle mesure ?

Deux économistes de l’Université de Chicago ont essayé de trancher cette question à l’aide d’une expérience naturelle impliquant plus de 3.000 travailleurs, qu’ils ont recruté sur Amazon Mechanical Turk. Ils mettent en évidence un effet de compensation morale parfois fort, et ils en déduisent que les entreprises doivent faire attention à la manière dont elles mettent en place une politique de RSE si elles ne veulent pas que ces politiques se retournent contre elles.

Le papier est When Corporate Social Responsibility Backfires: Theory and Evidence from a Natural Field Experiment de John A. List et Fatemeh Momeni [zotpressInText item= »{WVMG33NL} »]. C’est un working paper du NBER, donc comme toujours avec les recherches non évaluées, il faut prendre ses résultats avec un peu de recul.

Ce papier est en deux temps : d’abord, les auteurs rédigent un petit modèle théorique pour avoir une idée générale des interactions entre les deux effets étudiés. Puis ils le testent avec une expérience naturelle qu’ils ont eux-mêmes conçus. C’est d’ailleurs sur ce point que se situe une grande partie de leur apport scientifique, et c’est l’expérience que je vais vous présenter.

Ils ont utilisé la plateforme Amazon Mechanical Turk (MTurk) pour recruter environ 3.000 personnes. MTurk permet de recruter des personnes pour réaliser de petites tâches répétitives à distance. Ils ont demandé à ces personnes de retranscrire des textes scannés en allemand, chaque personne recrutée devant retranscrire un texte unique. Dans leur protocole expérimental, ils définissent six traitements (six « cas » différents) de sorte à isoler différents effets entre eux.

Une partie des personnes recrutées sont ainsi confrontées à un message qui explique que l’entreprise (fictive) qui les a recruté a fait un don à l’UNICEF. Ce message prend deux formes :

  • soit l’entreprise dit qu’elle a fait un don
  • soit l’entreprise dit qu’elle a fait un don au nom de ses salariés (donc en partie au nom de la personne recrutée sur MTurk)

Le protocole prévoit la possibilité que les travailleurs trichent : ils reçoivent 10% de leur salaire avant d’avoir commencé à travailler, et s’ils ne réalisent pas la tâche convenue ces 10% ne peuvent pas leur être retiré. Ils peuvent également marquer comme « illisible » des textes scannés alors qu’ils le sont parfaitement ; dans ce cas, ils perçoivent tout de même la rémunération associée à la transcription d’un texte (entre 0,90$ et 1,20$).

Comme je le disais plus haut, 3.000 personnes ont participé à cette expérience. D’après une méta-analyse publiée en 2015 [zotpressInText item= »{J4D2G3S5} »], l’échantillon moyen dans 91 expériences mesurant l’effet de compensation morale était de 81,3 personnes. Avec 3.000 sujets, ce papier va donc bien au-delà de ce chiffre1C’est assez rare d’avoir autant de sujets dans une expérience économique, principalement pour des raisons de budget – car les sujets sont quasi-systématiquement rémunérés pour leur participation à l’expérience. C’est le cas aussi ici., ce qui devrait améliorer (en principe du moins) la robustesse de ses résultats.

L’hypothèse testée par les chercheurs est la suivante : lorsque le salarié est confronté au message expliquant que son employeur a fait un don à l’UNICEF, il devrait 1) avoir une probabilité plus élevée de partir avec les 10% et de ne pas faire la tâche pour laquelle il a été recruté 2) avoir une probabilité plus élévée de marquer comme « illisible » un texte pourtant parfaitement lisible. Les auteurs parlent de « triche » pour désigner ces deux effets. À votre avis, le message où l’entreprise dit faire le don à l’UNICEF « au nom de ses salariés » devrait avoir quel effet sur la triche ?

Réponse
Puisqu’il permet à la personne recrutée de s’identifier au don fait à l’UNICEF, on attend que ce message maximise l’effet de compensation morale et donc la triche.

Leurs résultats sont assez clairs : lorsque le travailleur est confronté à un message expliquant que l’entreprise qui le recrute a fait un don à l’UNICEF, la part des tricheurs (tout mode de triche confondu) passe de 20,9% à 25,9%, ce qui correspond à une augmentation de +24% (et la différence est statistiquement significative). Si l’on affine selon le type de message, voici le détail :

Quelque soit le type de message (simple ou « on fait ce don au nom des salariés »), la part de tricheurs augmente. L’augmentation est cependant la plus forte lorsque le don est présenté comme étant fait « au nom des salariés ». Cela incite donc à penser que l’effet de compensation morale peut s’avérer très fort selon la manière dont l’entreprise présente sa politique de RSE à ses salariés, et peut paradoxalement nuire à l’entreprise qui s’est pourtant engagée dans une démarche éthique.

Les auteurs en concluent que lorsqu’une entreprise met en place une politique de RSE, elle doit faire attention à la manière dont elle l’explique. L’enjeu est d’éviter que certains employés tombent dans la compensation morale.

Toutefois, comme toute expérimentation il faut avoir en tête que cette dernière peut ne pas être représentative de « la réalité » – c’est ce qu’on appelle la validité externe. Ici, on peut argumenter que MTurk n’est pas un mode de recrutement très fréquent – les gens se comportent-ils de la même manière sur MTurk que dans « la réalité » ? En outre, toutes les interactions sont virtuelles : personne ne parle à personne. On pourrait imaginer que si le message était délivré de vive voix plutôt qu’écrit sur un écran, l’effet de compensation morale serait plus faible2Si vous avez des références à ce sujet, je suis preneur !. Enfin, le contrat est court : en moyenne, la tâche est réalisée en 20 minutes. Dans « la réalité », de nombreuses personnes sont employées à long terme par leur entreprise et réalisent de nombreuses tâches3En termes techniques, on dira qu’elles jouent un jeu répété avec leur employeur, ce qui n’est pas le cas ici. Or, les prédictions des jeux répétés sont assez différentes des prédictions des jeux simples.. Cela devrait donc réduire l’incitation à tricher. D’autres critiques peuvent probablement être faites, ces trois-là me semblant les plus évidentes.

Cela dit, malgré ces critiques il ne faut pas oublier deux choses. La première est qu’aucun outil n’est jamais parfait, on fait donc au mieux avec ce que l’on a. En d’autres termes, il est préférable d’avoir des résultats que l’on peut critiquer que pas de résultats du tout : on en apprend toujours quelque chose. La seconde est que la science progresse par petits pas : cette recherche devra être complétée par d’autres pour identifier si elle met en évidence un cas particulier ou un ensemble de comportements plus généraux. Une recherche seule n’a, sauf cas particuliers, jamais grand intérêt. La science, économique ou non, est une aventure par essence collective qui n’est jamais vraiment « finie ».

Merci au NBER de m’avoir donné un accès presse à ses working papers ! Source initiale de cet article. Illustration : Daniel Jensen.

Bonjour, c'est Olivier – alias L'Économiste Sceptique 🙂

Plusieurs fois par semaine, je publie un numéro de ma newsletter sur la science économique, le scepticisme scientifique et l'économie de l'environnement.

Pour ne pas manquer les prochains numéros, rejoignez les personnes déjà abonnées en vous abonnant vous aussi.


Plusieurs fois par semaine, je publie un numéro de ma newsletter sur la science économique, le scepticisme scientifique et l'économie de l'environnement.

Pour ne pas manquer les prochains numéros, rejoignez les personnes déjà abonnées en vous abonnant vous aussi.