Le succès sur YouTube dépend… du succès sur YouTube…

Mauvaise nouvelle pour les vidéastes en herbe qui voudraient se faire une place au soleil : pour avoir du succès sur YouTube, ce qui compte est… d’avoir déjà eu du succès sur YouTube. C’est en tout cas ce qu’en dit l’économie des superstars.

Mauvaise nouvelle pour les vidéastes en herbe qui voudraient se faire une place au soleil : pour avoir du succès sur YouTube, ce qui compte est… d’avoir déjà eu du succès sur YouTube. C’est en tout cas ce qu’en dit l’économie des superstars.

L’économie des superstars

L’un des objectifs du Signal Économie est de montrer que la science économique est parfois là où on ne l’attend pas – en réalité, elle est même souvent là où on ne l’attend pas :

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L’économie des superstars fait très clairement partie de ces sujets. La question sous-jacente est la suivante : pourquoi si peu d’artistes, de sportifs de haut niveau, d’acteurs, de réalisateurs, etc., parviennent (en proportion) à atteindre une renommée nationale ou internationale ?

De manière très « économique », les superstars ont pour caractéristique de capter une part écrasante des revenus de leur industrie, alors qu’elles ne représentent qu’une toute petite partie de ceux qui y travaillent – un peu comme avec une loi de Pareto.

Qu’est-ce qui fait qu’un chanteur, ou un athlète, devient une « superstar » ? Les économistes ont étudié cette question depuis le début des années 1980. De nombreuses explications ont été proposées, comme :

  1. une petite différence de talent peut générer une énorme différence d’audience : écouter dix chansons moyennement bien interprétées ne rendra pas l’expérience meilleure qu’écouter une chanson correctement interprétée
  2. les superstars établies bénéficient d’un avantage qu’il est difficile de combattre : la « production » d’une superstar est un bien d’expérience (la qualité de ses chansons, ses réussites sportives, ses performances d’acteurs, etc.). Si les consommateurs sont averses au risque et pourvu que la qualité de la production de la superstar ne fluctue pas trop, ils vont rester avec les superstars qu’ils connaissent plutôt que chercher à en découvrir d’autres1Pour rappel, environ 70% des gens sont averses au risque.
  3. l’existence d’un effet boule de neige : une superstar connue permet de mieux apprécier sa production, car on peut en parler avec ses amis, on trouve davantage d’informations à son sujet, etc., ce qui génère des externalités de réseau

Lorsque l’on applique ces différentes grilles d’analyse aux superstars de YouTube, on se rend compte que dans l’ensemble, ces grilles expliquent plutôt bien les différents niveaux de succès des différentes chaînes.

Les superstars de YouTube

Attention, c’est un travail qui n’a pas été évalué, donc les résultats que je vais présenter sont à prendre avec une certaine prudence.

Le papier que je vais vous présenter consiste à tester la validité des hypothèses 2 et 3 mentionnées ci-dessus, à partir de données sur des stars de YouTube. Les auteurs sont Oliver Budzinski et Sophia Gaenssle de l’Université Technique d’Ilmenau (Allemagne).

De manière assez surprenante, la principale originalité de [zotpressInText item= »{DU9Z8YQF} »] est la constitution d’une base de données sur le succès des principales chaînes YouTube. Ma surprise vient du fait que ces informations sont pourtant librement accessibles, mais vraisemblablement aucun chercheur en économie n’a jamais eu l’idée de les agréger en une base de données unique.

Souvent, quand une idée de recherche n’a vraisemblablement jamais été poursuivie dans la littérature scientifique, le chercheur fait face à deux explications dont les conclusions sont drastiquement opposées pour savoir s’il doit, ou non, poursuivre lui-même cette idée :

  • soit personne n’a jamais eu l’idée : il peut être le premier à proposer une contribution scientifique d’importance, donc poursuivre l’idée est un excellent plan de carrière
  • soit quelqu’un en a déjà eu l’idée mais a réalisé que la question était sans intérêt : poursuivre l’idée est une totale perte de temps

Bien évidemment, répondre à cette question est difficile – il n’existe pas de registre centralisé qui peut répondre à ce genre de question. Dans certains cas, être chercheur nécessite de ne pas être (trop) averse au risque !

Pour construire cette base de données, ils ont pris en compte les 25 plus grosses chaînes YouTube au sein des quatre catégories suivantes : Comedy, Gaming, Howto & Style et People & Blogs. Leur idée était de choisir des catégories constituées de personnes dont le succès est uniquement dû à YouTube ; par exemple, dans la section Music, il est très probable de trouver des vidéos d’artistes dont la carrière a été lancée par d’autres moyens que via Youtube. Ils ont également réussi à obtenir des données similaires pour les chaînes comprises entre la 50ème et la 75ème place – mais ils n’ont rien sur celles entre la 25ème et la 50ème. Cela dit, ce manque n’est pas forcément un souci, car on peut l’utiliser pour comparer ces deux groupes : le top 25 sera le groupe des « grosses chaînes » et le top 50-75 sera le groupe des « chaînes moyennes ».

Les données sont mensuelles, s’étendent sur une période d’environ un an – donc il y a une douzaine d’observations pour chaque YouTubeur. Et elles portent (notamment) sur le nombre d’abonnés à la chaîne YouTube, le nombre de vues et le nombre de vidéos.

D’où vient la réussite sur YouTube ?

Comme je l’ai expliqué plus haut, les résultats doivent être pris avec une certaine dose de précaution. En outre, la base de données n’est pas parfaite, ce qui doit inciter à redoubler de vigilance (je discute ce point plus bas). Ces précautions en tête, quels sont les principaux résultats ?

Tout d’abord, les deux chercheurs pensent confirmer l’hypothèse selon laquelle une star de YouTube déjà établie aura davantage de chances de connaître le succès à l’avenir (hypothèse 2). Ils observent que sur la période d’un peu plus d’un an étudiée, le top 25 reste d’une grande stabilité : peu le quittent, et peu l’intègrent. D’après moi, cela implique deux choses :

  1. il est difficile pour une « petite » chaîne de connaître soudainement le succès
  2. une fois que l’on fait partie des « grosses chaînes », il y a de fortes chances que l’on reste une « grosse chaîne »

Ensuite, l’effet boule de neige (hypothèse 3) semble également s’observer pour les grosses chaînes YouTube : les grosses chaînes ont une croissance plus rapide que les petites. Il est donc plus facile de croître quand on est déjà une grosse chaîne.

Ce dernier résultat ne m’étonne pas tellement, car dans le domaine de la vulgarisation scientifique, j’ai pu observer des chaînes comme Dirty Biology ou e-penser voir leurs nombres d’abonnés exploser en quelques mois ou années alors qu’elles étaient déjà populaires, là où des chaînes plus modestes sont cantonnées à des niveaux bien moindres.

Cela dit, existe-t-il une masse critique d’abonnés à obtenir pour bénéficier de cet effet qui s’auto-renforce ? Le papier ne sait pas répondre à cette question, mais je rejoins les deux auteurs en disant que c’est une question digne d’intérêt2Je conjecture que cette masse critique n’est probablement pas uniforme : je pense qu’elle varie (entre autres) selon le sujet de la chaîne et selon qu’il existe déjà ou non de grosses chaînes sur le créneau occupé. Il faudra cependant des données pour valider (ou non) cette conjecture..

Enfin, les chercheurs essaient d’identifier quelle stratégie est utilisée pour pour maximiser l’attention des personnes qui regardent des vidéos sur YouTube. Le problème est le suivant : il faut produire suffisamment de contenu pour attirer une audience de plus en plus large, mais si l’on produit trop de contenu, l’audience déjà existante peut se sentir surchargée et décider de ne plus suivre la chaîne. Le tout s’expliquant par le fait que chacun et chacune n’a qu’une quantité limitée d’attention à offrir – il n’est pas possible de regarder à l’infini des vidéos sur YouTube, ce qui implique de faire un tri.

Ils pensent que leurs résultats confirment que les vidéastes sur YouTube doivent faire attention à cet arbitrage, mais comme je l’explique un peu plus bas, le manque de précision de la base de données fait que ce résultat ne me convainc pas – il faudra, là aussi, d’autres recherches pour en savoir plus.

Dans l’ensemble, YouTube semble bien répondre aux caractéristiques des superstars que l’on observe dans d’autres domaines, comme les arts et le sport. En termes plus directs, je pense que percer sur YouTube va devenir de plus en plus difficile, d’autant que les superstars sont désormais établies. Si vous aviez l’objectif de lancer une chaîne YouTube prochainement, rien ne vous empêche de tenter l’aventure, mais sachez que réussir sera vraisemblablement compliqué3C’est d’ailleurs précisément pour cette raison que je ne compte pas sur la chaîne YouTube du Signal Économie pour assurer la pérennité économique du projet. Je l’utilise comme un moyen de toucher un public plus large, mais il ne s’agit que d’un outil secondaire.

Une base de données imparfaite

À quoi ces résultats sont-ils dûs ? Sont-ils liés aux caractéristiques intrinsèques du marché de la vidéo en ligne, ou à la manière dont YouTube a construit ses algorithmes ? Certainement un peu des deux, mais comme YouTube ne communique pas le détail de ses algorithmes (pour d’évidentes raisons de protection fasse à la concurrence), il sera difficile de mesurer la part de chacun de ces deux effets.

Voilà peut-être d’ailleurs une différence entre les sciences sociales et la plupart des sciences naturelles : certaines questions de recherche sont difficiles (voire impossibles) à trancher parce que les données nécessaires pour le faire ne sont pas publiques. Et les institutions, organisations ou personnes qui les possèdent n’ont pas toujours intérêt, pour diverses raisons, à les divulguer. D’un point de vue scientifique, c’est bien évidemment un problème, mais 1) il existe des stratégies d’estimation empirique qui peuvent parfois permettent de contourner ces problèmes 2) c’est, en l’état, difficile de faire autrement. Car même si un chercheur parvenait à convaincre YouTube (par exemple) de lui divulger des données, il ne fait aucun doute que les données seraient assorties d’une clause de confidentialité qui rendrait la reproductibilité des résultats (voire même leur vérification) totalement impossible.

Vous avez peut-être aussi remarqué que lorsque j’ai présenté les résultats, j’ai beaucoup utilisé le conditionnel – pour ne pas dire que je suis resté très prudent. En réalité, cette prudence n’est pas de mon fait, mais des auteurs du papier. Et la raison est que la base de données qu’ils ont constitué manque de finesse : les données sont mensuelles alors que l’on aurait préféré avoir des données hebdomadaires, voire quotidiennes – notamment sur la mise en ligne de nouvelles vidéos : c’est pour cette raison que je ne suis pas convaincu par leur résultat sur les stratégies de publication des vidéastes. Et un an est une durée peut-être trop courte, les carrières sur YouTube pouvant évoluer sur des périodes plus longues. On est donc en plein dans un travail exploratoire, d’où la prudence de ce qui est avancé – c’est toutefois une prudence qui me paraît assez courante pour ce type de travail4Ils sont même allés jusqu’à mettre dans leur conclusion (page 23) un tableau qui récapitule les forces et faiblesses de leurs différents résultats ! C’est assez rare pour que le souligner..

J’en profite d’ailleurs pour mettre en évidence que cette prudence s’accorde à mon avis assez mal avec le discours de certains pour qui l’économie ne serait pas une science mais un ramassis d’idéologie libérale : comment, si l’économie était si idéologique ça, expliquer de telles précautions ?

Enfin, certains résultats peuvent paraître « évidents », dans un esprit « tout ça pour ça ? ». Peut-être. Mais justement : la science consiste à aller au-delà de ce qui semble évident, en interrogeant la pertinence du bon sens. Parfois elle peut confirmer que le bon sens ne se trompe pas, mais parfois elle peut produire des résultats qui le contredisent – on parle alors de résultats contre-intuitifs. Ce sont probablement ces résultats qui sont les plus fascinants, parce qu’ils nous obligent à remettre en question ce qui nous paraissait « évident » ou établi. Mais même ceux qui nous disent que notre bon sens ne trompe pas ont de la valeur.

Par Olivier Simard-Casanova

Économiste et doctorant en économie, je suis le fondateur de L'Économiste Sceptique.

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