De la suite dans les idées, vraiment ?

La parution de l’ouvrage de Cahuc et Zylberberg a effectivement déclenché un débat. Je m’attendais à ce que la contradiction soit affligeante de mauvaise foi et d’ignorance, et je n’ai effectivement pas été déçu…

Je ne vais pas commenter tous les articles qui sortent à propos du Négationnisme économique, mais toutefois certains sont riches d’enseignement tant ils montrent l’écart béant qu’il existe entre l’approche scientifique des chercheurs en économie et les médias.

Sylvain Bourmeau, Le progrès des inégalités (La Suite dans les idées, France Culture) :

Pierre Cahuc et André Zylberberg y exposent une conception de l’économie qui relève, ne leur en déplaise, davantage de la norme que de la science, c’est-à-dire du débat pluraliste des méthodes, des concepts et des théories.

Un peu plus loin dans l’article, le journaliste reprend (sans le moindre recul) les arguments de l’Association Française d’Économie Politique (AFEP, dont bon nombre d’économistes critiqués par Cahuc et Zylberberg sont membres), pour en conclure :

[L’AFEP] pointe les lacunes abyssales en histoire des idées économiques et en épistémologie des sciences sociales et expérimentales de deux auteurs.

Mais a-t-on parlé de Thomas Kuhn à ce monsieur, auteur pourtant central en philosophie des sciences ? Car ce que Kuhn montre dans un ouvrage publié en 1962, c’est que la science est une construction sociale – autrement dit, un ensemble de… normes. Ça se retrouve dans le concept de science normale qu’il a forgé – ça ne s’invente pas.

Dire que l’économie « relève davantage de la norme que de la science » est une tautologie, puisque la science est une norme. Que cette science soit l’économie ou n’importe quelle autre. Et je le répète : on le sait depuis 1962. Il serait peut-être temps que ça arrive jusqu’aux oreilles de ce M. Bourmeau…

Loin, en effet, de s’arrêter à des causalités simplistes toutes faites et de réduire le monde social à des déterminismes invariables et modélisables mathématiquement, il souligne, à propos des relations complexe entre revenu et santé, combien les facteurs sociaux historiques ou culturels entrent en ligne de compte.

A-t-on déjà expliqué à ce monsieur que l’essence même d’un modèle, qu’il soit mathématique ou discursif (« littéraire »), est précisément de réduire le monde à seulement quelques variables ? Un modèle est comme une carte : on prend de la hauteur, mais on perd des détails – et parfois ces détails sont importants. Si vous avez une carte à l’échelle 1, est-ce encore une carte ? J’en doute…

Il faut en outre être profondément ignorant des travaux scientifiques des économistes « mainstream » pour assimiler usage des mathématiques à « réduction du monde social à des déterminismes invariables » et, en creux, non prise en compte des « facteurs sociaux, historiques ou culturels« . Il y a des pans entiers de la science économique qui étudient, n’en déplaise à M. Bourmeau, avec des modèles mathématiques, l’influence de ces facteurs sociaux sur l’économie et la société. Je suis bien placé pour le savoir, étant moi-même intégré dans un programme de recherche qui le fait…

Et je ne dis pas que les économistes savent toujours bien faire ces choses, ni que leurs résultats sont forcément très profonds. Mais on fait ce qu’on peut, avec ce qu’on a. Et rien n’empêche de proposer mieux que ce qui est fait actuellement – c’est même comme ça que la science fonctionne…

Quelques autres remarques

Au final, comme le dit très justement Demandred dans son commentaire, cet article est un concentré des pires caricatures. Il reprend sans le moindre recul les arguments de l’AFEP – comme si l’esprit critique ne devait aller que dans un sens…

Sur la partie épistémologique, il n’a clairement pas les moyens des ambitions de sa critique. Méconnaître un auteur aussi important que Kuhn, c’est tout simplement terrifiant. Et quant à savoir en quoi consiste réellement la science économique normale (ou « mainstream » ou « orthodoxe »), là il n’y a carrément plus personne. On pourra s’étonner que ce monsieur, comme d’ailleurs bon nombre de ceux qui prétendent critiquer « l’économie dominante », parle d’un objet dont il ignore manifestement des aspects pourtant centraux. Vous en penserez ce que vous voulez, mais pour ma part je trouve ça affligeant.

Pour finir, opposer servilement Angus Deaton à Pierre Cahuc et André Zylberberg est une vraie incurie intellectuelle. Il faut en effet très mal connaître les travaux publiés de Pierre Cahuc pour laisser entendre qu’il n’a pas conscience de « combien les facteurs sociaux historiques ou culturels entrent en ligne de compte« .


Pourquoi toutes ces caricatures, que ce soit celles de Bourmeau ou des autres qui s’en rendent également coupables ? Est-ce une forme d’ignorance du fonctionnement des sciences ? Le produit d’un aveuglement idéologique ? Est-ce plus simplement une stratégie journalistique pour attirer le chaland en mettant en scène un débat qui, en réalité, n’existe pas ? Dans tous les cas, ni la connaissance, ni la raison ne sortent grandies de ce genre d’argumentation. Et le journalisme, probablement pas non plus…

Merci à Demandred d’avoir porté à ma connaissance cet article.

Par Olivier Simard-Casanova

Économiste et doctorant en économie, je suis le fondateur de L'Économiste Sceptique.

Bonjour, c'est Olivier – alias L'Économiste Sceptique 🙂

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